Soyez le maître du jeu !

Les élèves sont entrés dans la classe et se sont rapidement installés à leurs places habituelles. Cahiers et trousses posées sagement sur les tables, je vois une vingtaine de bouilles impatiemment tournées vers moi. C’est que l’heure est grave ! L’événement du jour va se produire.
Un immense griffon s’affiche sur l’écran. Sur son dos, un personnage tenant un rouleau de parchemin. D’un clic, j’ouvre le parchemin. Tous lisent les quelques lignes qui se sont affichées : « 
Bénédiction des mages : tous les XP gagnés par les mages seront doublés aujourd’hui. » Mines réjouies de certains, soupirs pour d’autres. Je relis à haute voix la phrase pour être certaine que tout le monde ait bien compris. Mais ils ont déjà ouvert leurs cahiers et reprennent le fil de leurs activités.

évé

Je passe entre les tables pour vérifier que tout le monde se met au travail. Je suis à côté de Jessica pour vérifier son travail quand Kévin m’appelle :
« – Madame ! Je peux utiliser
Téléportation pour aller me mettre à la table de Manfred ? »
« – Bien sûr, c’est noté. ».

télé


Je sors mon smartphone. Deux clics. Je me consacre à nouveau à Jessica….
Je relève le nez et jette un coup d’œil sur la classe. Manfred est en train de réexpliquer une consigne à Kévin qui patauge un peu. Je sors à nouveau mon smartphone et lui attribue en deux autres clics 150 points d’expérience pour avoir aidé un camarade.
Tiens, Jennifer glandouille et papote avec sa voisine ? Sans rien dire, je retourne à l’ordinateur et j’affiche son personnage. Je clique sur le bouton rouge qui va me permettre de lui retirer des points. Mais sa voisine a vu la manœuvre et chuchote à l’oreille de Jessica…. qui regarde l’écran…. et se tait immédiatement. Je retourne auprès des élèves.
À la fin du cours, j’aurai ainsi distribué des points d’expérience et fait perdre des points de vie aux personnages de mes élèves.
Nous jouons à
Classcraft.
Ça ne change presque rien en apparence. Sauf que ça change tout.

Je sais bien, chers Keskelledit que je suis en train de vous parler chinois.

Jouer ? En classe ?
Comme si on n’avait que ça à faire !

Classcraft ? C’est un jeu vidéo ? Ca ressemble à Minecraft ou à Word of Warcraft ce nom…. Ça a quelque chose à voir ?

Alors : oui, non, oui, non et un peu.

Pour tout vous dire, j’ai commencé à y jouer cette année, avec la classe de 6e dont j’étais professeur principal. Ça faisait plus un an que ça me titillait, le jeu a été créé en 2013. Pendant un an, j’ai laissé tourner l’idée dans ma petite tête, je me suis inscrite sur le site pour me familiariser avec l’interface, lire les tutoriels. Pendant un an, en classe, je me suis dit « et si on jouait à Classcraft, comment ça se passerait à ce moment précis ? ».
Pendant l’été, j’ai paramétré le jeu à ma convenance et en septembre, j’ai proposé aux élèves de jouer. Tous n’ont pas voulu jouer. J’ai eu une moitié de joueurs en septembre, puis le reste de la classe a suivi parce qu’ils voyaient que leurs camarades avaient l’air de trouver ça sympa. Je suppose qu’ils en ont parlé entre eux, mais ils ne me l’ont pas dit. Toujours est-il que seuls trois élèves n’ont pas souhaité signer « Le pacte du héros » par lequel on officialise son engagement dans cette aventure.

mage gué2 guerr gué1
Ce sont les véritables personnages de mes élèves….

Vous rigolez mais vous n’imaginez pas à quel point il est important ce pacte du héros. D’abord parce que ce c’est un engagement volontaire de l’élève. Pour l’année. On entre dans le jeu, on n’en sort pas. Ensuite parce que ce pacte dit que le maître du jeu a toujours raison. Et que c’est moi le maître du jeu. Donc, j’ai toujours raison.

Le plus amusant, c’est que même ceux qui ne jouaient pas me considéraient comme « le maître du jeu qui a toujours raison ». Ça a évité des tas de discussions inutiles.

Une de mes craintes était de ne pas arriver à gérer le jeu en même temps que la classe. Je l’ai expliqué aux élèves au début. Nous allions faire une expérience et si elle ne me paraissait pas concluante, on arrêterait de jouer.

Et donc ?

Et donc, j’écris ce billet aujourd’hui, parce que ça a vraiment été une expérience très chouette. Et même pas chronophage. J’ai gagné tellement de temps et économisé tellement d’énergie en retirant des points de vie au lieu de mettre des punitions !

Tiens en parlant d’économiser, je ne vais pas vous faire de présentation du jeu. Si vous voulez avoir les détails, je vous invite à aller lire la page de Wikipédia* et à visiter le site de Classcraft**. Après ces lectures, vous saurez tout ce que vous avez à savoir.

Par contre, je vais vous dire pourquoi je vais recommencer cette année. Avec mes trois sixièmes et sans doute avec ma 5e. Je vous fais ça sous forme de FAQ.

Questions – Réponses

Comment réagissent les familles quand leur enfant leur annonce qu’il va jouer à Classcraft en cours ?
Pour tout vous dire, je n’en sais strictement rien. Le site propose un document de présentation très bien fait, je l’ai adapté et donné aux parents. Je n’ai eu aucun retour. Quelques mots lors de la première réunion parents-professeurs pour me dire qu’ils étaient au courant. C’est tout. Comme je suis une éternelle optimiste, je suppose que s’ils avaient trouvé ça nul, ou s’ils s’y étaient opposés, ils me l’auraient dit.

Comment adapter le jeu à ma classe ?
Il y a deux choses que vous ne pourrez pas modifier : les classes de personnage (guerrier, mage et guérisseur), et l’arborescence d’apprentissage des sorts.
Cela signifie que vous pouvez modifier tout le reste, à partir d’une configuration de base qui vous est proposée.

Tout le reste, c’est-à-dire :
– les noms, les valeurs et les effets des sorts ;
– les motifs et la valeur des pertes automatiques de points de vie (HP pour « Hit Points » ou « points de coups » en français)
– les motifs et la valeur des gains automatiques de points d’expérience (XP)
– les conséquences de la « mort au combat » (quand un joueur perd tous ses HP)
– les événements du jour. Il y a en 80 dans la configuration de base mais vous pouvez en ajouter, en supprimer, les modifier à votre guise. Demandez aux élèves d’en créer, c’est encore plus sympa (et en plus ça fait travailler l’imagination, l’orthographe et l’expression écrite) !
– la vitesse à laquelle les personnages de vos élèves vont progresser. Forcément, si vous enseignez en primaire et que vous avez les mômes tout la journée, ça ira plus vite puisqu’ils pourront gagner des XP toute la journée. Alors que dans le secondaire, même à coup de 5h par semaine….

À quel niveau peut-on proposer ce jeu aux élèves ?
Allez voir dans le forum du jeu, vous verrez que tous les niveaux sont représentés. De l’élémentaire au lycée.

Comment le jeu modifie-t-il l’ambiance de la classe ?
Je ne vais pas vous mentir, n’ayant joué à Classcraft que cette année avec une seule classe, je n’ai pas encore beaucoup de points de comparaison. J’ai passé une super année avec ces élèves, mais est-ce parce que c’était eux ou parce que c’était Classcraft ? Ce que je peux vous dire c’est qu’ils se sont beaucoup entraidés, qu’ils ont beaucoup réfléchi à l’utilisation de leurs personnages au sein de leur équipe et qu’ils étaient toujours très rapides à s’installer en classe sans que j’aie besoin de les rappeler à l’ordre. Ce griffon qui apporte l’événement du jour, il est très beau et très efficace pour concentrer le groupe en début de cours.
Autre astuce du jeu, quand un personnage tombe au combat, les autres membres de son équipe perdent automatiquement des HP. Pas besoin de vous faire un dessin, personne n’a intérêt à ce qu’un des membres du groupe fasse trop l’imbécile en classe…

À part leur donner des XP ou leur retirer des HP, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre avec ce jeu ?
Le jeu inclut quelques modules très intéressants.

Il y en a un que je n’ai pas utilisé, forcément, c’est celui de la notation. Vous pouvez transformer les notes de vos élèves en XP, c’est-à-dire valoriser leurs résultats scolaires chiffrés à travers le jeu. Là encore, c’est complètement paramétrable (de base, le jeu fonctionne avec le système de notation canadien, en pourcentages) et vous pouvez décider qu’un 20/20 donne 500 XP par exemple. Ou qu’un 5/20 en fait perdre 100.
Une fois que vous aurez décidé d’un barème (modifiable à tout moment), il vous suffira de rentrer les notes et le jeu fera le reste.
D’ailleurs en fait, pour les compétences vous pouvez utiliser aussi ce module en utilisant une échelle de notation de 1 à 5. Je pense que je vais le faire cette année.

Autre module, celui des quêtes. C’est un truc tout simple pour gérer le temps. Un magnifique fond d’écran s’affiche avec un compteur de temps ou un chronomètre. Vous ne dites plus « Vous avez dix minutes pour faire ce travail » (tout en sachant qu’au bout de quinze minutes certains y seront encore et que vous devrez répéter 10 fois pendant ce temps « dépêchez-vous, on avait dit dix minutes ! »*****. Dites plutôt : « Attention ! Randonnée de la montagne blanche ! Vous avez dix minutes ! » Comme c’est affiché sur l’écran, les élèves le voient et respectent le chrono. Parce que dans les jeux dont ils ont l’habitude, l’ordinateur ne leur laisse pas de temps supplémentaire.

montagne

Enfin, et c’est pour cette raison que j’ai présenté Classcraft au premier Congrès de la Classe Inversée***, vous pouvez proposer à vos élèves des contenus de cours, des travaux à faire, des capsules à visionner qui leur rapporteront également des XP, à votre convenance.

Il y a également un forum qui vous donne la possibilité d’offrir des interactions entre élèves. Je pense que c’est surtout possible pour les élèves les plus âgés. Pour mes mômes de 6e c’est encore un peu difficile à utiliser, je pense. Mais ça se discute. J’essaierai peut être cette année.

Concrètement, en classe, comment ça se passe ? On a besoin de quel matériel ?
Le minimum pour jouer, à mon avis, c’est un ordinateur et un vidéoprojecteur. Sinon, vous ne pouvez pas afficher le jeu, dont la beauté graphique contribue beaucoup à l‘intérêt des élèves.
Si vous utilisez la version « freemium » vous pourrez utiliser votre smartphone pour ajouter ou enlever des points depuis le lieu où vous êtes dans la classe, sans avoir besoin de revenir au tableau. Et c’est vachement pratique.
Sinon, vous n’avez besoin de rien d’autre. Les élèves n’ont pas besoin d’accéder au jeu en classe puisque c’est vous qui pilotez.
Vous commencez le cours par l’événement du jour (très attendu !) et ensuite vous faites comme d’habitude.
Ah oui, aussi, une chose importante. Ce jeu est gratuit.

Et à la maison ?
À la maison, les élèves qui disposent d’une connexion internet peuvent jouer à améliorer leur personnage grâce à des mini-quêtes. Ils peuvent ainsi modifier l’aspect de leur personnage, gérer l’apprentissage de leurs sorts, Et je peux vous dire qu’ils le font !
Ils peuvent aussi réaliser des exercices que vous aurez déposés dans l’interface du jeu.

Mais il y a bien un point négatif à ce jeu, non ? Toute médaille a son revers !
J’ai beau chercher, je n’ai pas trouvé. Sauf peut-être quand Jessica m’a demandé pour la troisième fois de lui recréer son mot de passe pour accéder au jeu. Mais bon, savoir utiliser un espace numérique, c’est dans les compétences qu’ils doivent apprendre, non ?
Bref, vraiment, je ne vois pas.

Le jeu est-il dans sa version définitive ?
Shauwn Young, son créateur qui est aussi un collègue, travaille toujours à améliorer le jeu et il y a eu quelques nouveautés au début de l’été que je n’ai pas encore eu le temps d’explorer. Je sais aussi qu’il travaille à pousser encore plus loin la « gamification**** » pour aboutir à ce que chaque classe construise un véritable récit d’aventure par ses actions au cours de l’année. C’est très prometteur !

Un conseil ?
Si j’ai un conseil à vous donner, incluez-vous dans le jeu et amusez-vous aussi. Créez des événements qui vous impliquent, vous, en tant que maître du jeu. Et pliez-vous à ces événements. Devant les élèves. Cela renforcera la cohésion du groupe que vous formez avec vos élèves.
Vous pouvez aussi inclure dans les punitions (pour ceux qui tombent au combat à force de perdre des HP) quelque chose comme « Vous devez dire quelque chose de gentil au Maître du Jeu devant toute la classe ». Je l’ai fait. Il y a eu peu de morts au cours de l’année, mais quand c’est arrivé cette fois-là, Kévin m’a vraiment dit un truc très gentil.

Ah oui, aussi, un dernier conseil ! N’hésitez pas.
Quoi qu’il arrive, c’est vous qui posez les règles et les limites.
Vous êtes le Maître du Jeu et le Maître du Jeu a toujours raison !

————

* Article de Wikipédia consacré à Classcraft [consulté le 20/07/2015]
** Classcraft, le site pour jouer [consulté le 20/07/2015]
*** CLIC2015, premier congrès de la Classe Inversée [consulté le 20/07/2015]
**** Un article consacré à la gamification (ou « ludification » en bon français) sur le site RSLN [consulté le 20/07/2015]
***** Ne me dites pas que ça ne vous est jamais arrivé !

8 Commentaires

Classé dans Élèves, classe, jeu, pédagogie

8 réponses à “Soyez le maître du jeu !

  1. il est vrai que c’est une expérimentation intéressante. Je le verrai bien en classe de 5° pour le programme. En revanche ne risque-t-on pas d’aller dans le trop ludique ? A maitriser donc

    • Mila Saint Anne

      Vu que pour le côté « ludique » l’école part du niveau zéro, non, je ne pense pas que ce soit trop ludique. C’est très lié au cours. Et les jeunes prennent les jeux très au sérieux. Pas de soucis pour la maîtrise. On reste toujours le maître du jeu.

  2. Christian Ducass

    A reblogué ceci sur Le Blog Education de Christian.

  3. J’ai quelques questions sur la mise en place :
    1- constitution des groupes : comment ont-ils été constitués ? libre choix ? choix de l’enseignant ? combien d’élèves par groupe ?
    2- qui détermine la classe que va incarner un élève ? il choisit ? on lui impose ?
    merci pour vos réponses

  4. Merci pour cet article de qualité!

    Je commence un mémoire de recherche sur la ludification de l’enseignement à travers l’application Classcraft.

    Vous m’aidez.

  5. Marjolaine

    Merci pour cet article,
    Je vais tenter de mettre ça en place sur la fin de l’année pour mes 4èmes.
    Je tenterai pour les 6èmes l’an prochain si l’expérience est concluante 🙂
    Comment gères-tu les élèves qui ne signent pas le pacte?

    • Mila Saint Anne

      Merci pour ce retour. Il faudra venir me dire comment ça se passe !
      Pour ceux qui n’entrent pas dans le jeu, rien ne change. Lors des « combats de boss » je leur crée une équipe pour qu’ils participent.

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