Fin novembre, c’est la saison des marchés de Noël et des bulletins.
Ah qu’il est loin le temps des grands Kalamazoo qui encombraient les salles des profs à partir de la fin novembre….
Méthodes
Pour compléter les bulletins des élèves, il y a deux méthodes. La méthode « précoce » et la méthode « tardive ».
La méthode « tardive » consiste à essayer d’être la dernière (ou le dernier selon le cas) à les remplir. Inconvénient, on risque de se faire chopper par la patrouille et de se retrouver convoqué chez le chef pour subir le savon « Vous n’avez pas rempli les bulletins de la 3e C, Madame. Je ne peux pas éditer les bulletins ! », essayer maladroitement de se trouver une excuse (et à force, il faut savoir être imaginatif) et de promettre de les faire dans l’heure.
Le gros avantage (et le seul finalement) de cette méthode, c’est que si on n’a rien à dire sur Jessica, on fait un résumé de ce que les autres ont déjà écrit, sans trop de risques. Et en plus on peut faire du mauvais esprit quand le prof de français fait une faute d’orthographe (appelée aussi, diplomatiquement, une « faute de frappe »).
Cela dit, je comprends certains collègues, en particulier les profs d’arts plastiques ou d’éducation musicale qui interviennent dans 18 classes, une fois par semaine (dans le meilleurs des cas) et pour qui il est difficile de faire une appréciation réelle de tous leurs élèves (18×25, je vous laisse faire le calcul).
La méthode « précoce » consiste à être parmi les deux ou trois premiers à compléter ces f***us bulletins. Être le premier c’est carrément stylé. Parfois les grands adeptes de cette méthode ce sont les profs d’arts plastique et d’éducation musicale, parce qu’ils ont 18×25 (comment ça vous avez pas encore fait le calcul ?) bulletins à remplir et qu’ils faut qu’ils s’y prennent avant la Toussaint pour avoir fini à temps et échapper à la case « chef » sus-mentionnée.
J’ai longtemps été adepte de la méthode « tardive » (et ça m’arrive encore mais uniquement parce que je n’ai pas percuté que le marché de Noël avait commencé et que le conseil de la 5eB c’est demain). J’attendais que tout le monde ait complété les bulletins parce que je me disais que si je n’écrivais pas un truc qui ressemblait à ce que les autres écrivaient c’est que je devais m’être trompée sur le compte de Manfred. Heureusement, aujourd’hui, je suis une grande fille et j’assume mieux ce que j’écris sur les gamins.
On s’y met… ou pas
Alors maintenant, je suis généralement adepte du remplissage précoce (sauf cas mentionné précédemment). Parce que ça m’évite de lire ce que les autres vont écrire. Ça m’est quasiment recommandé par la faculté de médecine en fait.
Tout à l’heure, j’étais bien partie. Trois classes de faites, une semaine en avance… et j’attaquais la quatrième. Mais pour celle là, des collègues m’avait déjà devancée.
Je suis retrouvée à lire certaines appréciations. J’aurais pas du.
J’ai prononcé à voix haute quelques jurons bien sentis (que je vous le rappelle, ma mère m’a interdit d’écrire ici), j’ai mis un coup de poing sur la table (et réveillé le chat), et je suis sortie dehors. Il faisait nuit, il faisait un peu froid, mais je n’ai trouvé que ça pour calmer ma colère. Quand j’ai commencé à avoir vraiment froid, je suis rentrée. Je me suis assise cinq minutes dans le salon et j’ai réfléchi. J’ai fermé le logiciel de bulletins et je me suis mise à écrire ce que vous lisez.
Je réalise que ces appréciations nous racontent ce que devraient être les élèves. Et qu’ils ne ressemblent pas à ça la plupart du temps. Forcément.
Ce devrait être des enfants toujours calmes voire silencieux, bien rangés, obéissants au doigt et à l’œil, travaillant sans relâche même quand leurs résultats sont catastrophiques, gardant la foi du charbonnier devant l’enseignant. Des enfants domestiqués, soumis, formatés. Des enfants sans lien avec l’extérieur, sans vie hors de l’école. Des enfants sans rires, sans imagination. Des enfants à qui on a coupé les ailes. Des enfants imaginaires.
Pourquoi ?
Attention, je ne dis pas que TOUS mes collègues font n’importe quoi avec les bulletins scolaires. C’est comme dans les chansons de Didier Super… heureusement, « y’en a des biens ».
Mais il y en a qui font pire que n’importe quoi.
Il y en a qui sont capables d’écrire sur le bulletin d’un enfant autiste qui galère à gérer ses émotions, qu’il est « ailleurs »…
Sur celui d’un chouette gamin enthousiaste qu’il est « agité »…
Sur celui d’un autre (qui a visiblement un trouble non encore diagnostiqué) qu’il ne fait pas « preuve de volonté »…
Sur celui d’un TDA/H qu’il ne tient pas en place…
Sur celui d’une gamine qui souffre de troubles osseux incurables qu’elle a du mal à se concentrer…
Sur celui d’un môme SDF qu’il manque de sérieux…
Je lis ces « appréciations », je m’imagine à la place de certains parents et je ressens la détresse qu’on peut ressentir quand la chair de votre chair est ainsi jugée. Alors qu’on fait du mieux qu’on peut. Mais qu’on ne remplacera pas le parent décédé, qu’on a un boulot de m****, ou qu’on ne peut même pas offrir un toit à sa famille…
J’imagine les parents défaillants, confortés dans l’idée que leur gamin ne vaut rien.
Je me mets à la place du môme et je vois déjà se pavaner cet horrible prédateur qu’on nomme « sentiment d’incompétence » et qui vous dévore quand une personne qui a autorité sur vous, qui « sait », vous juge de la sorte…
Je suis partagée entre la rage et la tristesse.
C’est une jeunesse angoissée, peu sûre d’elle, docile et formatée dont on rêve dans les salles des profs ? Où sont les conseils ? Où est l’exigence bienveillante ? Où est le soutien ? L’accompagnement ?
Tous les ans je lis ce genre de choses.
Tous les ans je suis en colère.
Tous les ans je vais défendre MES élèves à TOUS leurs conseils de classe.
La semaine prochaine, je ressors mes gants de boxe.
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NB : Il y a cinq ans, presque jour pour jour, j’avais déjà écrit à propos des bulletins scolaires.
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* J’ai cherché une photo pour vous montrer à quoi ça ressemble un Kalamazoo, chers Keskelledits, mais je n’ai rien trouvé. Tout juste un fragment de bulletin manuscrit sur cette page, dont je vous conseille d’ailleurs la lecture. Si vous en avez une, envoyez la moi, je la rajouterai.
Vous êtes sortie dehors ? Ouf ! J’ai cru que, de rage, vous ne fussiez entrée dedans !
Ce n’est quand même pas à toi que je vais apprendre que les expressions telles que « sortir dehors » ou « monter en haut » ne sont pas considérées comme pléonastiques dans tous les contextes…
Je partage!! Trop bon Mila! Merci!
D’accord pour la plupart des appréciations relevées (à part celle du « chouette gamin enthousiaste » qui peut parfaitement être « agité » dans un autre cours que le votre) mais pourquoi mettre ça sur la place publique plutôt que d’en parler avec vos collègues avant de les juger et de les condamner ainsi, façon d’agir qui professionnellement et éthiquement me paraît plus que douteuse ?
Ça fait 30 ans que « j’en parle » à mes collègues. Visiblement, je m’exprime mal, car rien ne change…
Je ne suis plus seul à hurler dans le désert… Merci!
« Ce devrait être des enfants toujours calmes voire silencieux, bien rangés, obéissants au doigt et à l’œil, travaillant sans relâche même quand leurs résultats sont catastrophiques, gardant la foi du charbonnier devant l’enseignant. Des enfants domestiqués, soumis, formatés. Des enfants sans lien avec l’extérieur, sans vie hors de l’école. Des enfants sans rires, sans imagination. Des enfants à qui on a coupé les ailes. Des enfants imaginaires. »
N’est il pas possible qu’ils soient « silencieux, bien rangés, obéissants au doigt et à l’œil, travaillant sans relâche », mais aussi avec liens et vie en dehors de l’école, avec rire, imagination et des ailes ?
Pourquoi ces deux parties du paragraphe devrait être liées ? Les enseignants souhaitent ils vraiment des enfants éteints plutôt que des enfants sages et vivants ?
J’ignore où vous enseignez, mais sur les 8 bahuts dans lesquels j’ai traîné mes basques, pas un seul collègue informé – débutant ou vétéran – n’aurait eu l’idée d’inscrire les appréciations que vous citez ici dans le bulletin d’un élève souffrant des troubles de l’apprentissage… ou, à tout le moins, les membres du conseil de classe seraient immédiatement intervenus.
Vous avez eu de la chance 🙂
Je ne sais pas de quels élèves rêvons nous mais en tout cas moi je ne rêve pas des collègues qui en dénoncent d autres sur Twitter, MSA a de la famille originaire de Vichy peut être?
Comment peut-on se dire bienveillante et dénoncer une personne de la sorte sur Twitter, connaissez vous sa situation personnelle? Peut être qu elle a 4 gosses, un mari au chômage et en partie à cause de vous elle va peut être aussi se retrouver dans la merde! En fait vous ne valez pas mieux que les personnes que vous dénoncez…